Partie 1
AUX PREMIÈRES HEURES DU TOURISME
Chapitre 2 : À L’ORIGINE DU SECTEUR TOURISTIQUE
Attirer les investisseurs

Depuis l’instauration du protectorat en 1912, les autorités françaises déploient de vastes programmes destinés à installer puis à développer la colonisation. Cela passe par la mise en place d’une administration centrale organisée par le soutien au développement de l’économie – agriculture en tête – et par la construction d’infrastructures modernes – transports, ports, énergie… Le Maroc est en pleine construction.
Pour réaliser leurs ambitions, les autorités françaises ont besoin d’investisseurs privés venus de métropole. Non seulement il faut les faire venir, mais il faut aussi les convaincre que le Maroc représente un potentiel d’investissement sûr et prometteur. Se pose donc la question de l’hébergement de ces hommes d’affaires et autres personnalités importantes de passage. Ce point est crucial car le pays dispose de peu d’établissements hôteliers et lorsqu’ils existent, le plus souvent ils ne répondent pas aux critères de confort attendus par une clientèle européenne. Il y a urgence à moderniser le parc hôtelier, voire à en créer un.
Il va donc falloir établir rapidement un système de financement approprié. Le protectorat se tourne vers la CPIM, qui opère depuis 1920 dans le domaine de l’immobilier avec efficacité. La société fonctionne bien, procède avec succès à des augmentations de capital régulières et son expertise est reconnue. Et puisqu’elle est l’outil du protectorat dans l’installation et le logement des colons, elle peut en faire de même pour les hommes d’affaires. C’est chose faite en 1927. Le dahir du 24 décembre autorise la CPIM à «effectuer des opérations de crédit à long terme en vue de la construction, de la réfection et de l’aménagement d’hôtels de voyageurs».

Illustration anonyme d’une étiquette pour le Dersa Hôtel à Tétouan, vers 1930.
Hôtel La Tour Hassan, avenue du Chellah à Rabat, années 1920.

On est loin de la notion de tourisme et de loisir ; la préoccupation est alors purement économique et s’inscrit dans la stratégie globale des autorités de l’époque.
Le protectorat met en oeuvre plusieurs mesures pour faciliter les procédures et rendre les mécanismes pérennes. L’ensemble est basé sur le système d’estimation du coût du projet déjà opérationnel pour un immeuble : le client s’adresse à la CPIM, demande une expertise, à la suite de quoi il reçoit un prêt d’un montant équivalent à 60 % de la valeur estimée du projet.
La nouveauté réside dans le fait que la CPIM est autorisée à donner des crédits pour des hôtels construits sur le domaine privé de l’État ou sur des lots en instance d’immatriculation. Mais pour protéger la CPIM de tout risque financier en cas d’échec de la procédure, l’État prévoit dans le même temps de donner sa garantie totale pour les prêts consentis dans ce cadre.
Autre nouveauté, la CPIM peut octroyer pour les hôtels des crédits sur nantissement de fonds de commerce, c’est-à-dire sur l’ensemble des biens qui permettent à l’hôtel d’exercer son activité. Concrètement, le fonds de commerce devient un support de crédit pour son propriétaire. Bien que cette mesure n’ait pas rencontré le succès escompté, elle témoigne qu’à l’image de ce qui a été fait pour l’immobilier, les autorités du protectorat ont mis en place des procédures et des techniques de gestion tout à fait innovantes pour l’époque.

Le chantier du barrage Daourat situé sur le fleuve Oum Er-Rbia et mis en service en 1950.
L’essor du « tourisme aristocratique »

Le résident général Lyautey ne s’y est pas trompé et a très rapidement perçu tous les attraits du Maroc pour une clientèle fortunée, en quête d’un climat doux, de territoires et de paysages exotiques inconnus sur le continent européen. C’est ce qu’on appelle le tourisme « d’agrément » ou « aristocratique », et qui est né en Angleterre. Voyager est en effet un luxe accessible uniquement à une minorité. Mais il convient d’offrir à ces touristes très privilégiés des infrastructures d’accueil à la hauteur. Il faut «offrir un endroit de repos pour les Français et les touristes fortunés».
Dès 1918, le Comité central du tourisme est fondé. Sa mission est de gérer tout ce qui a trait au séjour des touristes. Accueil, hébergement, mais aussi circulation et transport, les voyageurs étant friands de circuits de découverte à travers le pays.

Affiche publicitaire de la Compagnie Paquet présentant sa nouvelle liaison rapide de Paris au Maroc, vers 1933 ; affiche publicitaire d’Air Atlas Maroc de la Compagnie chérifienne de transports aériens, années 1950.

Ce tourisme itinérant les conduit jusque dans le Sud vers le Tafilalet, le long des oasis du Drâa, en faisant naturellement escale dans les capitales emblématiques de Fès, Meknès, Rabat et Marrakech. En 1937, place à l’Office chérifien du tourisme, auquel est attribuée une nouvelle mission : la préservation des monuments historiques. Enfin, en 1946, naît l’Office national marocain du tourisme (ONMT). Les séjours sont courts parce qu’il s’agit d’étapes brèves soit dans le cadre de circuits itinérants, soit à l’occasion d’escales pendant des croisières ; ce type de tourisme en vogue étant lui aussi l’apanage d’une clientèle très aisée. Et dernier phénomène, bien qu’il soit balbutiant à l’époque du protectorat : le tourisme balnéaire, principalement entre Rabat et Mohammedia et à proximité des lieux d’implantation des colons, comme Moulay Bouselham.

Une partie de la salle à manger de l’Atlas-Hôtel, situé boulevard de Lorraine (boulevard Rahal-El-Meskini) à Casablanca, dans les années 1920.

Il y a quelques hôtels de luxe à Casablanca dont la renommée grandit ra pidement. On les reconnaît à leurs façades richement décorées. Fort de ses cinq étages, l’hôtel Excelsior construit entre 1914 et 1916, que l’on doit à l’architecte Delaporte, devient le lieu de rendez-vous de tous les hommes d’affaires et autres investisseurs. C’est aussi la première escale des voyageurs en provenance d’Europe. Suivent d’autres établissements comme l’hôtel Lincoln (1917), le Majestic, l’hôtel des Ambassadeurs, l’hôtel d’Anfa et son style paquebot, qualifié « d’hôtel palace » par le journaliste Raymond Lauriac dans un article de La Vigie marocaine daté de 1947.
Certes le nombre de touristes a augmenté – 150000 en 1949 contre 253000 en 1953 –, mais dans l’ensemble, le phénomène reste encore très limité. Et dans le bilan de la CPIM, l’investissement hôtelier demeure insignifiant à la veille de l’Indépendance.

Étiquette originale imprimée en chromolithographie du palais Jamai à Fès, années 1930.
Un autocar Panhard-Levassor Pullman en service à Casablanca, en 1934.
Vers une position de monopole

Les années qui suivent l’Indépendance sont surtout consacrées à doter le Maroc des infrastructures nécessaires pour fonder une économie moderne. L’heure est à la réorganisation, à la création des organismes dédiés pour chaque secteur… La CPIM devient elle-même un organisme financier spécialisé au service de l’État et des politiques qu’il entend mettre en oeuvre.
Mais il faut attendre le dahir du 5 novembre 1962 pour que le secteur hôtelier soit véritablement associé à la stratégie marocaine de développement économique. Entre autres mesures, le décret élargit considérablement le champ d’action de la CPIM dans le secteur hôtelier, faisant ainsi de l’institution un soutien majeur de son développement. Témoin de cette volonté politique, la notion d’investissement touristique est étendue à tout ensemble immobilier à caractère touristique – station balnéaire, centre de vacances… En même temps, l’État donne des avances à taux zéro pour encourager et compléter le financement. Enfin, il apporte sa garantie totale ou partielle pour le financement du projet.

Le Grand Hôtel Volubilis à Meknès, inauguré en 1930
Hôtel situé à Boulmane-Dadès, dans les années 1930.
L’hôtel Les Ambassadeurs à Casablanca, dans les années 1930
L’hôtel Excelsior dans un quartier moderne à Casablanca en 1963.
Piscine dans un hôtel à Agadir, en avril 1971.
HÔTEL D’ANFA

Son nom est à jamais lié à la Conférence de Casablanca ou d’Anfa, qui s’est tenue à l’hôtel éponyme d’Anfa du 14 au 24 janvier 1943. Se sont réunis, en présence de Feu Sa Majesté Mohammed V, Franklin Roosevelt, président des États-Unis, Winston Churchill, Premier ministre britannique, le général de Gaulle et le général Giraud, à l’époque à la tête de l’Afrique du Nord et de l’Afrique occidentale française. Staline a refusé quant à lui l’invitation. C’est en ces lieux que s’est décidé l’avenir de la Seconde Guerre mondiale. Pour la petite histoire, d’aucuns racontent que les espions allemands, informés de la tenue de cette conférence au sommet, auraient traduit Casablanca par « Maison Blanche », la confondant avec la résidence présidentielle des États-Unis ! Mais Anfa, c’est tout autant l’histoire d’un hôtel emblématique de Casablanca pendant le protectorat. « On allait aussi à Anfa pour séjourner dans son hôtel-palace : l’été pour s’y reposer sous la fraîche brise marine, l’hiver pour jouir sur ses terrasses du beau soleil marocain. Et la bonne société casablancaise s’y rendait plus simplement pour déjeuner ou dîner à son restaurant panoramique, d’où l’on domine l’océan, l’infini de l’azur des flots qui se confond avec l’azur des cieux », écrit Raymond Lauriac dans le quotidien La Vigie marocaine en 1947. Et c’est sans doute cette renommée qui conduit les Américains à réquisitionner l’hôtel dès le débarquement de 1942. Du premier propriétaire des lieux, on sait qu’il s’appelait Jean H. et qu’il a fait une demande de prêt en janvier 1930 auprès de la CPIM pour un montant de 282 000 francs, sur une durée de quinze ans. Ses annuités s’élevaient à 9 346 francs avec un taux d’intérêt à 8 %.

L’hôtel Anfa à Casablanca, dans les années 1930.
À la fin de la conférence d’Anfa, le 22 janvier 1943 à Casablanca, un dîner est offert par le président américain Roosevelt (assis, au milieu) en l’honneur du sultan du Maroc (assis, à gauche) avec la présence notamment du Premier ministre britannique Churchill (assis, à droite), et du prince héritier Moulay El Hassan (derrière son père).
L’hôtel Anfa à Casablanca, en 1943.

Au cours de cette même année, le propriétaire procède à d’importants travaux et fait une nouvelle demande de prêt pour un montant de 80 000 francs. « Ces travaux supplémentaires ont pour but de donner plus de confort à mon hôtel et de le rendre plus plaisant sous tous les rapports, et partant, de lui donner une plus-value très grande. Ceci est d’ailleurs conforme à l’esprit du crédit hôtelier », écrit-il dans un courrier adressé au président de la CPIM le 25 mars 1930. Au programme, « le chauffage central, l’installation d’un téléphone domestique, l’agrandissement du porche d’entrée, l’établissement de bow-windows sur la façade côté mer… ». Après la visite des inspecteurs de la CPIM qui ont constaté « qu’aucune dépense somptuaire » n’a été engagée, le prêt est accordé le 13 mai de la même année. L’ensemble sera intégralement remboursé en 1938.
Après la fin du conflit, « entièrement restauré, l’Anfa-Hôtel a rouvert ses portes […] le 15 mars 1947. Toute l’agitation née de la guerre a cessé et c’est le retour de la paix ; ses jardins luxuriants, ses terrasses ensoleillées, ses salons douillets ont repris leur douce quiétude de jadis. On apprécie à nouveau le luxe et le confort, ainsi que sa situation incomparable sous le plus beau ciel du monde. La tourmente a passé sur Anfa-Hôtel, mais elle n’y a laissé d’autres traces que le souvenir enivrant du premier coup d’aile de la Victoire », conclut Raymond Lauriac. Aujourd’hui, l’édifice a disparu du paysage casablancais.

L’hôtel Hilton à Rabat dans les années 1970.
«Après l’Indépendance, le premier hôtel que le CIH a financé a été le Hilton à Rabat. C’était en 1965.»

Durant toutes ces années, les pouvoirs publics travaillent à partir de plans dont l’ambition est non seulement de fixer les grands axes de développement économique mais aussi d’impulser les mesures nécessaires à leur déploiement et, à terme, à leur succès. Au plan de 1960-1964 consacré à la relance de l’investissement, succède celui de 1965-1967 qui pose le secteur du tourisme comme priorité nationale, juste après l’agriculture. Avec un objectif chiffré en ligne de mire : 700 000 touristes accueillis à l’horizon 1967, soit un investissement de 327 millions de dirhams !
Qui dit tourisme, dit capacité d’accueil. Et c’est là que la CPIM doit intervenir massivement. En chiffres, cela signifie que le Maroc se donne comme ambition de tripler sa capacité d’hébergement en seulement trois ans – fin 1965, le pays ne dispose que de 9 390 lits – et d’élargir les zones d’accueil. Le plan prévoit la création de zones à aménagement prioritaire (ZAP) où les pouvoirs publics consentent des efforts très particuliers. La notion de rentabilité immédiate n’est alors pas prioritaire. En fait, il s’agit plus de développement social et humain à travers la construction d’infrastructures hôtelières, dans des régions reculées et encore très isolées. Comme pour le logement, la CPIM va jouer un rôle essentiel en cette période de construction du Maroc moderne.

Dossier de demande de prêt de la CPIM datant du début des années 1930, mentionné de son remboursement total en 1943.
L’Atlas Hôtel, situé boulevard de Lorraine (boulevard Rahal El Meskini) à Casablanca, dans les années 1940.

Afin de soutenir cette politique d’investissement, le pays doit à la fois encourager l’accès au crédit pour les investisseurs pionniers – le Décret royal du 17 juillet 1965 allège la législation relative au crédit hôtelier tout en assurant la garantie de l’État – et en même temps trouver les fonds nécessaires pour réaliser ces crédits. Rapidement, les pouvoirs publics décident de collaborer avec les organismes internationaux, grands financeurs de « la politique de l’endettement ». Consciente des enjeux et de l’importance du secteur hôtelier pour le développement de l’économie marocaine, la Banque mondiale va dès lors avoir un rôle de financeur certes, mais aussi de conseiller pour tout ce qui concerne le développement du tourisme.
Enfin, l’année 1968 marque la dernière étape du processus. Le Décret royal de décembre, comme pour l’immobilier, accorde à l’institution une position de monopole de fait en matière de financement du secteur hôtelier. Si le texte se place dans la continuité du dahir de 1962, il est en revanche beaucoup plus volontariste et donne des moyens supplémentaires, notamment en simplifiant les conditions d’octroi de la garantie de l’État et des ristournes d’intérêt. Autre événement important et symbolique de l’année 1967 : la CPIM devient le CIH, Crédit Immobilier et Hôtelier, incarnant encore un peu plus les ambitions nationales. Le tourisme marocain, via le CIH, s’apprête donc à écrire une page très riche de son histoire.

L’avenue des Forces Armées Royales, principale artère commerçante de la ville, bordée de sièges de compagnies aériennes et de transports maritimes à Casablanca, dans les années 1960. On y aperçoit l’hôtel El Mansour et le Marhaba.
Le salon arabe de l’hôtel Marhaba à Agadir, dans les années 1970.
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